Le Club de Mediapart
3 novembre 2023
Nicolas Oton dans la nuit de Dostoïevski
Jean-Pierre Thibaudat, Le Club de Mediapart
Le metteur en scène Nicolas Oton n’en finira jamais avec Dostoïevski. Après avoir tutoyé ses « Carnets du sous-sol » et adapté magnifiquement « Crime et châtiment », voici qu’il porte à la scène son roman « L’éternel mari ». Le dialogue intense continue de plus belle. On rêverait de voir ces trois spectacles réunis dans une trilogie
Comme tous les acteurs de la compagnie la Machine Théâtre, Nicolas Oton est un enfant d’Ariel Garcia Valdes, l’homme qui, à Montpellier, sut propulser l’école nationale de théâtre au plus haut niveau. C’est lui qui veilla sur les premiers pas de l’acteur-metteur en scène Nicolas Oton lorsque ce dernier entra chez Dostoïevski par la porte secrète de ses Carnets du sous-sol. Il était seul en scène, l’ange Ariel le guida dans son cheminement. Un spectacle que Nicolas Oton aime reprendre au fil du temps. Puis, il y eut l’aventure, aussi ample qu’hallucinée, de son adaptation de Crime et châtiment, spectacle d’une folle intensité qui aurait dû offrir au metteur en scène une reconnaissance nationale si cette saloperie de Covid n’avait pas tout arrêté. Tout était intensément magnifique dans ce spectacle sans pareil (lire ici) . Le décor plein de lignes de fuite et d’alcôves, a été remisé, dans l’espoir d’une possibilité de reprise.
Et voici que Nicolas Oton revient à Dostoïevski comme l‘abeille revient à sa ruche avec une adaptation de L’éternel mari dans la belle traduction d’André Markowicz, un roman rarement adapté au théâtre, le regretté Jacques Mauclair, homme de belle curiosité, s’y essaya naguère.
Glissé entre l’écriture de ces deux grandes œuvres que sont L’idiot et Les démons, Dostoïevski, à court d’argent comme toujours (dettes de jeu, etc.) se lance dans une « nouvelle » qui s’apparente plus à un court roman (170 pages dans l’édition de ses œuvres romanesques 1869-1874 chez Actes Sud dans la traduction de Markowicz). L’éternel mari paraît dans la revue l’Aube en janvier 1870 et le succès est immédiat.
Un mari vient voir l’ancien amant de sa femme pour lui apprendre la mort de cette dernière, et il ne vient pas seul mais avec à ses côtés une petite fille, Lisa, née huit mois après le départ de l’amant et dont peut penser que l’amant en est le père. Éternel mari vient-il pour tuer l’ancien amant ? L’amant entend il enfoncer plus avant le mari ? On ne le saura pas nettement comme souvent chez l’auteur russe, tout sera noyé dans l’alcool, la présence de fantômes, la mort de maladie de la petite fille, les aventures du chapeau bordé de deuil que porte le mari lequel ne songe qu’à se remarier avec une jeunette à pleine plus âgée que Lisa, tout cela la nuit, cette cave à cauchemars, omniprésente dans le roman comme dans le spectacle. De cet argument aux apparences boulevardières, Feydeau aurait fait un vaudeville à rebondissements, Dostoïevski reste dans ses terres : la noirceur et la nuit d’abord.
D’un côté Veltchaninov,l’ancien amant, la quarantaine ridée et insomniaque, des yeux éteints, « le cynisme d’un homme fatigué et pas tout à fait moral », « une nuance de tristesse et de douleur », « noyant son chagrin dans la philosophie » et vivant à Petersbourg dans un intérieur négligé. De l’autre, Troussotski, le mari de l’amante défunte que Veltchaninov croise plusieurs fois dans la rue avec son chapeau bordé de crêpe noir avant qu’il ne débarque chez Veltchaninov à quatre heures du matin. Premier round de ces rencontres nocturnes à huis clos entre les deux hommes hantés par des fantômes qui sont le tempo du spectacle lequel ne devrait jamais être joué en matinée tant la nuit y est omni présente. L’adaptation se polarise sur cet infernal tête à tête et la mise en scène se concentre sur le corps à corps entre les deux acteurs
L’éternel mari et l’ancien amant se retrouvent, ils ne se sont pas vus depuis neuf ans, et « il n’y a pas eu d’échanges épistolaires » souligne Dostoïevski. « Aucun des deux hommes n’avoue ni l’un son amour de la défunte, ni l’autre le motif de son retour. Il en ressort un affrontement psychologique d’une telle complexité que l’on ne parvient jamais à distinguer le vrai du faux, pas plus que l’on ne distingue le réel du fantasme. Troussotski semblé né des hallucinations, et l’on peut aller jusqu’à douter de sa réalité tant il n’existe que sous le regard de celui-ci, apparaissant, dis paissant sans cesse, tel un fantôme, un diable sorti de sa boite » commente finement Nicolas Oton. Des propos que sa mise en scène illustre hautement et continuellement.
Placé devant le décor et sur ses côtés, le spectateurs bordent le spectacle comme on le dit d’un lit, mais un lit continuellement refait et défait. On se tient devant, dedans, dans une sorte de lisière entre le dit et le non dit, le vu et l’halluciné, la stupeur et l’effroi. Une ivresse continuelle nourrie et portée par le diabolique duo que forment Frédéric Borie (qui était le Raskolnikov de Crime et châtiment) et Jacques Allaire. Tous deux ainsi que Nicolas Oton, impressionnant directeur d’acteurs, signent l’adaptation de ce mémorable Éternel mari.
Domaine d'Ô, Montpellier, deux avant-premières les 2 et 3 nov avant une première tournée : Narbonne Scène Nationale du 8 au 9 nov ; Théâtre dans les vignes, Couffoulens du 16 au 17 nov ; Uzès - Les ATP le 21 nov ; Chalons en Champagne - La Comète, du 29 au 30 nov, Domaine d’O Montpellier du 30 janv au 1er fév ; Alès - Le Cratère, du 16 au 19 janvier 2024 ; Lattes - Théâtre Jacques Coeur le 3 fév. En attendant d’autres dates... et en attendant, rêvons un peu en ces temps peu rêveurs, la programmation dans un grand théâtre ou un grand festival de la trilogie dostoïevskienne.
Frictions
5 novembre 2023
UNE DÉLICATE ET TROUBLANTE PARTITION
Jean-Pierre Han, Frictions
L’éternel mari d’après Dostoievski. Adaptation de Nicolas Oton, Frédéric Borie et Jacques Allaire. Avant-première donnée au Domaine d’O à Montpellier le 2 octobre 2023, avant tournée dans de nombreux lieux, Narbonne, Alès… Montpellier (Théâtre Jean-Claude Carrière), etc.
Romans et nouvelles de Dostoievski ne cessent de fasciner hommes et femmes de théâtre au point de les attirer dans ce qui s’avère être un véritable piège d’où ils ne parviennent guère la plupart du temps à se dépêtrer finissant par se servir de l’auteur russe dans de lointaines adaptations de ses textes plus qu’ils ne le servent. Nicolas Oton fort heureusement fait exception à cette règle ; on se souvient encore de son excellent travail sur Crime et châtiment avec déjà Frédéric Borie dans le rôle-titre de Raskolnikov au milieu d’une distribution de talent ; on se souvient aussi que Nicolas Oton avait lui-même interprété l’unique personnage (le narrateur) des Carnets du sous-sol sous la houlette d’Ariel Garcia Valdes, son ancien directeur de l’ENSAD de Montpellier où il a fait ses classes. Autant dire qu’il a les meilleures raisons d’être au plus proche de la pensée, complexe, de Dostoiveski dont on remarquera que les trois œuvres mises ainsi en exergue ont été écrites sur un laps de temps d’une dizaine d’années, les Carnets du sous-sol datant de 1864, L’éternel mari de 1870, alors que Crime et châtiment vient s’intercaler en 1866… Sans doute pas un hasard dans la démarche et le parcours de Nicolas Oton…
Dans cette trajectoire L’éternel mari apparaît comme un superbe point d’orgue dans sa complexité devant laquelle le lecteur puis ici le spectateur est convié à s’interroger sur la « réalité » de ce qu’on lui donne à lire et à voir. Qui sont en effet ces deux individus jetés ainsi en pâture sur le plateau (dans le bel espace imaginé par Cécile Marc avec de part et d’autre de la scène un lit et une banquette bordant ainsi un large espace de jeu enserré par des spectateurs (espace tri-frontal) alors qu’en fond de scène le mur de la chambre d’un certain Veltchaninov (Frédéric Borie) clôt l’ensemble. C’est dans ce lieu particulier que tout va se jouer (plus encore que dans la longue nouvelle). Mais cet espace que va très régulièrement envahir Pavel Pavlovitch Troussotzky, l’« éternel mari », le plus souvent pris de boisson, n’est-il pas plus prosaïquement, l’espace mental du premier nommé ? Car ce trublion retors qu’est Troussotzky à qui Jacques Allaire prête sa présence avec force, existe-t-il vraiment ? N’est-il pas une invention délirante de Veltchaninov qui fut neuf ans auparavant l’amant de la femme dudit Troussotzky, Natalia, et qui soudainement avec l’apparition de ce dernier va être pris de remords, Natalia étant décédée quelques mois auparavant ? Qu’est-ce qui le pousse à sans cesse revenir à la charge alors que la veille il l’a mis à la porte, etc. ? Ses remords sont encore avivés par le fait que Troussotzky est venu avec sa fille âgée de 8 ans, et que, si les comptes sont bons, elle a toutes les chance d’être sa fille… Une fille, Lisa, qu’en un sens son père officiel s’acharne à tuer… À ce stade la solution scénique de Nicolas Oton est plus qu’intéressante (et pertinente) puisque cette gamine est simplement représentée par une poupée de chiffon. Ne reste sur scène, quasiment dans le huis clos de la chambre de Veltchaninov que les deux protagonistes…
Le duel – car il s’agit bien d’un duel tel qu’il est dit dans le texte de Dostoievski – peut bien, fictif ou pas, avoir lieu, et c’est à ce stade que le travail des deux comédiens, Frédéric Borie et Jacques Allaire, donne toute sa mesure. L’affrontement entre le dépressif et vraiment malade Veltchaninov et « l’éternel mari » prêt à se remarier pour mieux disparaître sans doute, Troussotzky doit s’équilibrer, comme doit s’équilibrer la partition entre les deux comédiens ; un subtil et très délicat jeu qui ne permet aucun écart de leur part. Ce n’est pas un hasard si l’adaptation du texte de Dostoievski a été réalisée par le metteur en scène et ses deux interprètes... Car c’est bien à l’ aune de l’équilibre que le spectacle tient en plongeant les spectateurs, pris à la gorge, au cœur du drame.
Lokko
7 novembre 2023
Du grand Jacques Allaire en mari dostoïevskien
Valérie Hernandez, Lokko
Jeu subtil autant qu’extrême, l‘acteur montpelliérain a beaucoup impressionné, les 2 et 3 novembre dernier, au théâtre d’O, lors des avant-premières de “L’Eternel mari”, adapté de Dostoïevski et mis en scène par Nicolas Oton pour la Cie Machine Théâtre. A voir en janvier au domaine d’O.
Il tombe, éructe, pleure, rit, parle fort et malin. Mille hommes en un. Le plus intellectuel des acteurs montpelliérains livre une composition physique, incarnée, quasi chorégraphique. Parfois, des interprétations vous font écarquiller les yeux.
Depuis la mort de sa femme, Pavel Pavlovitch Troussotzky est un homme modifié. Jusqu’ici dominé par l’amour, il exprime une autre part de lui-même. “L’homme intelligent, c’est terminé” dit-il. C’est dans cet état post-traumatique que cet homme sans qualité rend visite à celui qui est le possible père de sa fille, désormais orpheline. Qui fut amant de sa femme.
Quel personnage ce mari dostoïevskien, cet homme-monstre à facettes qui ouvre d’infinies possibilités de jeu ! C’est un ivrogne attachant, un clochard céleste, aussi vicieux que candide, rustre roué, un pitre exécrable, un “bouffon aviné”. Grotesque, poignant et insubmersible. “Je pensais que vous étiez un éternel mari”, lui lance l’amant de sa femme. Mais vous êtes un rapace !”. “Pour moi, ce n’est pas le monstre qu’on décrit habituellement dans ses grimaces ou ses excès”, commente Jacques Allaire, “ce qui est monstrueux c’est qu’il laisse tout voir !”
L’acteur est bien servi par le remarquable travail de tout un collectif. En premier lieu, le metteur en scène Nicolas Oton, qui en est à sa troisième mise en scène de Dostoïevski après les “Carnets du sous-sol” et “Crime et châtiment”, et a travaillé “sur les eaux sombres de la psyché humaine” pour ce face à face dont on ne sait pas toujours s’il est réel ou fantasmé. Une comédie noire qui est plus du côté de Freud que de Feydeau, du cauchemar que du duel. Ensuite une traduction lumineuse et actualisée du grand André Markowicz. La scénographie de Cécile Marc, aussi, un lieu unique, un espace sans murs comme un crâne ouvert. Et l’élégance inspirée et juste de Frédéric Borie dans le rôle de l’amant accablé. On a là, la crème du théâtre montpelliérain. Jacques Allaire n’avait jamais joué pour Nicolas Oton et n’avait pas travaillé depuis longtemps avec Frédéric Borie. L’adaptation du roman de Dostoïevski s’est faite collégialement, à trois.
Quand, corde au cou, sur le point de se pendre, l’éternel mari demande à l’ancien amant de sa femme, lui rendant une visite impromptue : “Attendez, Je vais me changer”, on est dans le noir grotesque des chaos intérieurs. Et des désirs cachés. Entre les deux hommes : un baiser, qui n’est pas que russe, dit aussi les élans troubles que peut inspirer la concurrence dans un couple. Ce sont deux univers mentaux qui se touchent et flambent au souvenir du même fantôme de femme. Placés très près de la scène, avec un dispositif tri-frontal, le spectateur ou la spectatrice est partie-prenant.e, voyeur et voyeuse.
Chez Allaire, le plaisir du jeu est manifeste. “J’adore jouer ! J’aime autant jouer qu’un enfant peut le faire”, explique-t-il à LOKKO, “mais j’ai particulièrement aimé ce rôle qui est d’une complexité délirante, c’est sans fond, pratiquement du sable. Pavel Pavlovitch Troussotzky n’a pas de point fixe. Il fallait montrer l’ensemble des flottements de cette psyché plastique qui invite presque à de la danse. Un corps central, mouvant, mobile, transformé et transformant et qu’on ne peut pas prévoir”. Du grand art !
Représentations à Narbonne Scène Nationale, 8 et 9 novembre 2023, au Théâtre dans les vignes à Couffoulens, les 16 et 17 novembre, à Uzès, aux ATP, le 21 novembre, à Alès au Cratère-Scène Nationale, les 16, 17, 18, 19 janvier 2024, au Domaine d’O (théâtre Jean-Claude Carrière), les 30 et 31 janvier 2024 et le 1er février 2024, enfin au théâtre Jacques Cœur à Lattes, le 3 février 2024.
La Grande Parade
21 octobre 2023
Jacques Allaire - L'éternel Mari de Fiodor Dostoïevski: "Tout se déplie dans un jeu cruel, comme si chaque motif en dissimulait un autre dans une manipulation perpétuelle."
Julie Cadilhac, La Grande Parade
Nicolas Oton, Frédéric Borie et Jacques Allaire, trois figures incontournables du théâtre montpelliérain, décident de monter L'éternel Mari de Fiodor Dostoïevski. Où cela va-t-il les mener? Jusqu'où l'écrivain russe, célèbre pour l'outrance des personnages et des situations et son dialogisme percutant dans lequel se confrontent les points de vue existentiels des différents personnages, nous emportera... sur les planches de la condition humaine?
De ce "vaudeville" fort sombre - où l'on claque des dents plus que des portes, où la nervosité, l'horreur, le grotesque ont pris la place du potache, où la complexité des êtres et des sentiments ont remplacé les stéréotypes - Jacques Allaire nous offre quelques clés pour mieux plonger dedans...et ensuite votre curiosité insatiable du spectateur vous amènera naturellement à aller découvrir la pièce dans l'un des nombreux lieux de la région où elle se joue !
Et si vous nous racontiez ce qui vous lie à Fiodor Dostoïevski?
La lecture assez tôt de tous ses romans puis la redécouverte des mêmes romans plus tard dans la remarquable traduction de d'André Markowicz; j'avais travaillé sur Crime et Châtiment en 1989 puis quelques années plus tard sur une petite nouvelle, La femme d'un autre et le mari sous le lit, mais je ne connaissais pas et n'avais jamais lu L'éternel mari.
Comment êtes-vous entré dans ce projet?
Je rentrais de tournée de Feu Fumée Soufre ( mis en scène par Bruno Geslin ) , sortais de la gare avec ma valise à roulettes et j'ai croisé en chemin Nicolas Oton et Frédéric Borie, attablés à un café ; je me suis arrêté les saluer et Ils m'ont alors demandé si je serai d'accord pour lire ensemble un texte, comme ça, sans but. Je n'avais jamais joué pour Nicolas que j'apprécie beaucoup. Il me parle alors de ce texte L'éternel mari de Dostoïevski, autour duquel il tourne, s'interroge et qu'il a envie d'entendre. Et il y avait par ailleurs très longtemps que je n'avais pas joué avec Frédéric. Alors, à l'idée de se retrouver tous les trois avec Dostoïevski, j'ai dit oui . Rendez-vous est pris.
Nous nous sommes réunis la semaine suivante chez Nicolas un mardi après-midi sans autre but que lire in extenso le roman. Il fallut plusieurs rendez-vous. A la fin de chaque séance, on décidait de se retrouver, pareil une semaine plus tard, puis la semaine d'après etc. Le mardi toujours. Après quatre mardis, nous nous sommes dit qu'il y avait là réellement quelque chose de passionnant et d'inconnu et nous avions le désir de poursuivre. Alors Nicolas a mis en œuvre les conditions de mise en chantier du texte et vérifier la possibilité de spectacle. A l'issue de cette session de répétition, la décision était prise pour Nicolas de monter la production ; il est donc parti à la recherche des premiers partenaires de (co)production et diffusion ( Domaine d'O / Scn Narbonne/ Scn Alès / Théâtre dans les vignes / Théâtre de Lattes / Atp Uzes / Scn Chalons Champagne ) Et nous voilà impatients aujourd'hui au moment de créer et partager cette oeuvre!
En quelques mots, comment résumeriez-vous cette pièce?
Pavel Pavlovitch Troussotski, petit fonctionnaire, vient à Pétersbourg pour des démarches en vue d'une promotion. Veuf depuis trois mois, il est accompagné de sa fille Lisa ( 8 ans ). La nuit il tente de forcer l'appartement de Veltchaninov, lequel fut neuf années plus tôt l’amant de sa femme. On comprend très vite que ce dernier est le père de Lisa. Le récit est la série des confrontations entre le mari et l'amant. Vaudeville et drame de la jalousie, thriller psychologique et délire grotesque.
Comment s’est orchestrée cette adaptation à trois têtes? Chacun y a-t-il joué un rôle bien défini?
Très naturellement l'adaptation a découlé des séances de lectures chez Nicolas dans son appartement, devenu l'espace possible du dialogue, puisque dans le roman tout se passe dans un appartement ou presque (l'appartement de Veltchaninov ). De là est né le désir de réduire l'espace à un unique salon/chambre où tout semble naître comme la nuit accouche des rêves et des cauchemars, puisque c'est au bout du compte à travers les seuls yeux de Veltchaninov que nous vivons l'intrigue . Il n'y a pas de récit objectif et nous avons travaillé à restituer cela dans l'adaptation : un affrontement, une intrigue policière, un vaudeville et un accouchement psychanalytique, et ainsi que cela est chez Dostoïevski, qu'on ne puisse jamais distinguer le vrai du faux, pas plus qu'on ne distingue le réel du fantasme. Travail rendu plus aisé par Dostoïevski lui-même puisque le texte est presque entièrement dialogué et que la traduction de Markowicz en est brillante.
Et bien sûr, dès que nous avions doute ou hésitation , c'est toujours le metteur en scène qui avait le dernier mot.
Quel personnage interprétez-vous? Comment l’avez-vous fait naître? Quelles ont été vos sources d’inspiration?
Je joue Troussotski, l'éternel mari, petit fonctionnaire imbibé d'alcool lorsqu'il perd sa femme.
L'inspiration ? difficile de répondre clairement à cette question : c'est l'affaire d'une immersion lente dans le texte, les situations, les codes de jeu, les indications de Dostoïevski, les indications du metteur en scène, les intuitions de jeu. Cela aura nécessité comme toujours un "déplacement physique" . Cette fois, trouver le corps qui danse et la pesanteur, une douceur, un désespoir qui soit légèreté et l'œil qui rit. Inventer cet étrange personnage comme irréel bouffon ivrogne tel que le décrit Dostoïevski un être profondément humain et grotesque, plein d'amour, de simplicité et troué de gouffres et zébré de névroses.
Vous que l’on connaît bien pour vos scénographies percutantes, pourriez-vous nous dire un mot de celle choisie par Cécile Marc?
Je pense que la scénographie épouse justement les partis pris de mise en scène et restitue la possibilité imaginaire d'un appartement qu'on aurait comme évidé, et qui serait aussi la parabole d'une psyché humaine sans parois où tout se voit, et ce tout c'est l'inconscient. Si le titre L'éternel mari fait irrésistiblement penser à un vaudeville et si souvent l'on rit, tout, ici, est poussé plus loin, plus bas. Ou en dedans . Sous la surface. En sous-sol. Nous sommes dans la cave de l'humanité - quand bien même tout se passe dans un salon. L'apparence vaudevillesque est un habit qui recouvre et revêt le corps central : la faute, le mal, la culpabilité, l'abandon, l'innocence sacrifiée. La scénographie devait donc je crois répondre à ces problématiques.
Y-a-t-il une réplique, selon vous, qui synthétise bien l’esprit de cet Eternel Mari? Et pourquoi?
"N'est-ce-pas" : Formule qu'utilise Troussotski un nombre incalculable de fois, au point qu'elle pourrait s'apparenter à un tic de langage, elle abrite surtout je crois une psychologie complexe hésitante et flottante , soit que Troussotski, le mari semble toujours demander confirmation ou adhésion à Veltchaninov l'amant , soit qu'il renforce par cette locution ses affirmations et ses questions.
Rit-on, même nerveusement, dans ce vaudeville qui n’en est pas un ?
Oui l'on rit . Mais d'un mélange étonnant de rires distincts: rire mécanique, rire pathétique, rire nerveux, rire grotesque, comique de situation, rire d'horreur… Je pense que l'on peut passer indistinctement d'un rire à l'autre, de même l'on passe du drame psychologique au drame de la jalousie, du tragique de l'enfance sacrifiée à la bouffonnerie grotesque alcoolique .
Dans ce texte Dostoïevski n'a pas de mesure, pas plus que l'inconscient n'a de règles.
Enfin quels mots choisiriez-vous pour donner envie au spectateur de venir voir L’éternel Mari?
Le plaisir des affres de la psyché humaine et le plaisir voyeur dans lesquelles Dostoïevski place le lecteur et, dans la mise en scène de Nicolas Oton, la mise en abîme par le dispositif scénique où le spectateur assiste autant à une représentation qu'il fait une expérience. Spectateur actif enquêteur ou psychanalyste ou encore position indiscrète de celle/celui qui regarde chez son voisin .
Les murs sont tombés et l'on assiste à tout . Les êtres eux-mêmes laissent parler leurs inconscients. Tout se déplie dans un jeu cruel, comme si chaque motif en dissimulait un autre dans une manipulation perpétuelle. Un texte et un spectacle qui se jouent des codes, on passe du vaudeville au drame, de l'affrontement au délire grotesque.