Crime et Châtiment

d'après le roman de Fédor Dostoïevski

Un cas de Conscience

«  Les grandes choses sont pour les grands esprits,
les abîmes pour les esprits profonds,
les délicatesses et les finesses pour les délicats,
et, pour faire bref, les raretés sont pour les rares. »
Par delà le bien et le mal, Nietzsche

Alors qu'il erre dans les rues de Turin, le 3 janvier 1889, Nietzsche, le grand philosophe allemand se précipite sur un cheval sévèrement battu par son cocher et l'embrasse. Il utilise son corps comme un bouclier face au fouet du bourreau, il enlace le museau de la bête, sent le souffle haletant sur son visage et s'effondre en larmes. C'est le dernier geste nietzschéen avant la folie, dernier geste artistique, dernier geste philosophique, dernier sursaut nietzschéen avant le crépuscule : il hurlera ensuite à qui veut bien l'entendre qu'il est le successeur de Napoléon, avant de sombrer dans le mutisme et de souffrir d'une paralysie partielle.

Nietzsche a lu Dostoïevski.
Et s'il y a du Dostoïevski dans Nietzsche, il y a, à posteriori, du Nietzsche dans Dostoïevski.

«  - Papa ! Le petit cheval, pourquoi ils l'ont battu ?
- Ils sont saouls, ne regarde pas
- Papa ! papa ! Pourquoi, le petit cheval ils l'ont tué ?
- Ce sont des imbéciles, ne regarde pas, viens. »
Crime et Châtiment, Dostoïevski

Et il y a du Raskolnikov dans chacun d'entre nous.

« A toujours été un peu bizarre. Très doué. »
Mention portée sur le bulletin d'admission de Nietzsche à la maison de santé de Lena

Raskolnikov

Je veux centrer le récit sur le personnage de Raskolnikov, et suivant Dostoïevski explorer, sonder intensément sa conscience. Raskolnikov est le double de Dostoïevski, le roman était initialement écrit à la 1ère personne. Dostoïevski porte peut-être un regard sur le jeune qu'il aurait pu devenir s'il n'était pas passé par le bagne.

« Je mettrai mon coeur et mon sang dans ce roman. Je l'ai projeté au bagne couché sur les bat-flancs en une minute douloureuse de chagrin et de découragement. Cette confession assoira définitivement mon nom. »
Lettre à Katkov, Correspondance
, Dostoievski

Il interroge : jusqu'où peut-on aller pour « le bien de l'humanité », au nom de ses idées ?

« Tout est entre les mains de l'homme, et tout lui passe quand même sous le nez, et pour une seule raison, c'est qu'il est lâche… ça , c'est un axiome…C'est curieux, de quoi est-ce que les gens ont le plus peur? D'un nouveau pas, d'une nouvelle parole personnelle, qu'ils ont le plus peur… Moi, je bavarde beaucoup trop. Pour ça que je ne fais rien, que je bavarde. Ou alors, aussi comme ça, je parie : pour ça que je bavarde, que je ne fais rien. C'est tout ce dernier mois que j'ai appris à bavarder, couché dans mon recoin, à réfléchir… Sur la pluie et le beau temps…
Est ce que je suis capable de ça ? Est ce que ça, c'est sérieux ? »
Raskolnikov dans Crime et Châtiment

Si Dostoïevski n'avait pas connu le bagne, et ses compagnons de bagne, il serait peut-être resté du côté de ceux qui évoquent la misère d'un point de vue moral ou moraliste. Mais, parce qu'il a échappé au peloton d'exécution, parce qu'il a opéré en lui un total retournement de sa pensée, en quelques années (et ce sont les années de ses plus grands chefs d'œuvre) il se singularise, s'extrait du courant nihiliste qui englobe à cette époque de plus en plus la culture européenne, contexte de la vocation utilitariste de la société de ses anciens frères d'idées, et finit également par questionner sa foi en dieu.
Au travers de l'obsession de Raskolnikov, c'est par la compréhension et l'empathie qu'on saisit l'ampleur de la portée philosophique de ce questionnement politique. C'est une façon d'appréhender le problème de la misère et de la pauvreté qui est tout particulièrement sensible, humaine, et propice à nous considérer nous-mêmes, lecteurs, comme frères de sang de ceux qui se débattent dans d'impossibles conditions de survie.

Ce contexte nihiliste de l'époque, et avec la fin du servage, les inégalités creusées des classes très définies, a une résonance particulière auprès de la jeunesse d'aujourd'hui.
Qu'est-ce que le nihilisme aujourd'hui ?

De la violence pour une lutte donnée ?
Ce questionnement résonne éminemment aujourd'hui, au XXIème siècle, et particulièrement dans notre société, une société dans laquelle un jeune, prêt à en découdre, « possédé » par une pulsion de mort pour changer ce monde, peut être prêt à tuer pour crier contre l'injustice.
Et qui, comme Raskolnikov voudra tester ses limites pour exister, pour s'extraire d'un déterminisme, pour se prouver qu'il est un Homme.
Une société dans laquelle les ressorts du passage à l'acte, (la frustration, le bouleversement dans l'échelle de valeur morale, le fantasme de puissance) sont les mêmes dans le recrutement de plus en plus important de jeunes djihadistes et dans la folie d'Andreï Breivik.

Et où la multiplication de ce type d'explosion de violences, individuelles ou collectives, pourrait rappeler « l'homme du ressentiment » du philosophe Max Scheler, ou bien la nouvelle figure moderne du « Perdant Radical » décrite par Enzensberger :

« Le raté peut se résigner à son sort, la victime peut demander compensation, le vaincu peut toujours se préparer au prochain round. Le perdant radical, en revanche, prend un chemin distinct, il devient invisible, cultive ses obsessions, accumule ses énergies et attend son heure. »
Le Perdant Radical, Enzensberger

A l'heure où les philosophes tentent d'analyser les motifs et moteurs de la violence d'aujourd'hui, et où les politiques brandissent la question de l'insécurité auprès de l'opinion, j'aimerais inviter le spectateur à entrer dans l'esprit de Raskolnikov, à sentir ses nerfs à vif et à sonder son âme, sans complaisance et sans jugement, avec à la fois la passion d'un enquêteur, l'implacabilité d'un scientifique ou d'un psychologue, la miséricorde d'un homme de foi, la curiosité l'innocence et la crédulité d'un enfant.

La misère, la chair crue du monde

La première idée de Dostoïevski en écrivant Crime et Châtiment était d'évoquer l'alcool, « l'ivrognerie » en lien avec son propre père alcoolique.

La misère, la pauvreté, les bas-fonds où il ne reste plus pour l'humain d'autre choix que de descendre encore plus bas. Avec pour seul espoir peut-être d'être « pardonné » ou « jugé » par un dieu clément, et à la fois avec une conscience aigüe et désespérée de son propre abaissement, une lueur de lucidité sur sa propre condition.
Mais aussi sur celle de l'humanité entière : ici pas de faux semblants, de ronds de jambe ou d'artifice : la chair crue du monde est livrée dans ses tourments et ses indignités.

Pas « d'arrangement » possible, de concession ou de consensus dans le regard de Dostoïevski.

Ce qui me fascine c'est la façon dont Dostoïevski dépeint un certain pan de la société.
Une peinture à la fois psychologique et sociologique. La « misère » n'est pas évoquée de manière globale ou surplombante. L'auteur comprend et décrit minutieusement la chute, la spirale vertigineuse dans laquelle l'homme s'avilit, et qui, par exemple, plonge un personnage comme Marmeladov dans l'extrême humiliation et le poussera à boire jusqu'au dernier rouble l'argent de sa femme, et de sa fille, prostituée.

« Mon cher monsieur, commença Marmeladov, d'une voix quasi solennelle, pauvreté n'est pas vice, c'est là une vérité. Je sais aussi qu'ivrognerie n'est pas vertu, et ça, ô combien plus. Mais la misère, mon cher Monsieur, la misère - ça, c'est un vice. Dans la pauvreté vous conservez encore la noblesse de vos sentiments innés, mais, dans la misère, jamais, personne. Dans la misère, quand on vous chasse, ce n'est même pas à coups de bâton, c'est, zou, d'un coup de balai, loin de la compagnie des hommes (…) ».
Marmeladov dans Crime et Châtiment.

L'homme prisonnier de sa condition : ce thème obsédant dans l'Histoire de l'Art et la Littérature me touche, tout comme me touche la manière dont Dostoïevski nous permet de développer compréhension et empathie pour un personnage au fond du gouffre.

L'univers scénique

Comment ne pas songer, en sortant dans la rue, que le clochard assis sur le trottoir est une image plus authentique, plus forte et saisissante que toutes les représentations de la misère qui pourraient être faites sur scène ?

Comment représenter cette société toujours plus inégalitaire, tenter d'en saisir le reflet, les paradoxes, la complexité ?

En montant l'Artiste de la Faim, de Tadeusz Rozewicz, en 2014, il était déjà question de la représentation d'une classe populaire, et je sais déjà qu'il ne s'agit pas pour moi de faire à grands moyens une reconstitution historique et folklorique, empruntant à l'imagerie d'un Charles Dickens. J'aimerais rapprocher le XIXème de notre siècle, et rapprocher le roman de notre société actuelle, qui est aussi violente que celle de Dickens voire plus.
D'autant que les dialogues de Dostoïevski, dans la traduction de Markowicz, sonnent extrêmement contemporains.

Nous faudra-t-il transposer sur scène le monde glacé dans lequel nous vivons ?
Je pense aussi à Tokyo ou à Séoul parce qu'elles évoquent le summum de la société de consommation du siècle qui est le nôtre.
Je ne crains pas l'anachronisme mais je voudrais lutter contre tout instinct de réalisme.

Aussi l'espace serait-il surtout symbolique de l'enfermement de la conscience de Raskolnikov, personnage immobile en proie à ses tourments quand tout s'agite autour de lui.
Tel un pivot le héros dans son errance est comme pétrifié par les doutes qui l'assaillent.
Il est le personnage central, et comme dans un tourbillon les autres viennent à lui, puis disparaissent. Prisonnier de sa propre conscience, le monde qui l'entoure le bouscule, et les lieux sont pour lui souvenirs et sensations liés aux êtres qu'il rencontre, qui le happent, auxquels il se heurte.

Un lit, au centre du plateau, autour duquel se serrent les protagonistes, figurant à eux seuls la minuscule chambre de Raskolnikov : quelques pas seulement suffisent pour en sortir et parcourir des kilomètres à travers la ville. Entrées, sorties, rythme, souffle de la narration qui avancera sans jamais s'installer : les éléments de mobiliers apparaissent et disparaissent en un clin d'œil, et dans une fulgurance créent un espace donné, puis nous emmènent dans un autre lieu.

Et pour accentuer la solitude et le malaise du protagoniste, en premier lieu les corps des acteurs comme architectes d'un monde intérieur sans limites, créateurs à vue d'un espace qui oscille entre espace mental et espace réel, et nous plongent dans le vertige et la folie de Raskolnikov.

La notion du temps

Comme Shakespeare Dostoïevski dilate le temps, le raccourcit aussi à loisir selon les besoins de l'écriture, de la narration, de la magie du roman. J'espère restituer cette notion du temps toute relative et absolument folle dans le ressenti du lecteur, et qui fait partie intégrante du génie de l'auteur, et du pouvoir de la Littérature.

Arrêts, suspension, gouffres temporels subits, étirement et lenteur, ralentis et accélérations : il me semble capital, et dans le montage et dans la version scénique, que soient donné à éprouver ce, ou plutôt ces temps différemment travaillés qui attisent la tension dramatique de cette enquête et de ce qui est aussi un passionnant roman policier.

Extraits

Les gens ordinaires doivent vivre dans l'obéissance et n'ont pas le droit d'enfreindre la loi, pour cette raison, que, voyez-vous ce sont des gens ordinaires. Par contre, les gens extraordinaires, ils ont le droit de commettre tous les crimes possibles et d'enfreindre la loi comme ça leur chante, justement parce qu'ils sont extraordinaires.

Où donc ai-je lu qu'un condamné à mort, une heure avant sa mort, raconte ou pense que s'il lui arrivait de vivre quelque part sur une hauteur, sur un rocher, et sur une terrasse si petite qu'il y aurait à peine la place d'y mettre ses deux pieds - alors qu'autour, ce serait des abîmes, l'océan, les ténèbres éternelles, la solitude éternelle, la tempête éternelle - et de rester comme ça, debout, sur une archine de surface, pendant toute sa vie, mille ans, l'éternité - eh bien, ce serait mieux, de vivre comme ça, plutôt que de mourir dans une heure ! Oui, tout, mais vivre, vivre, vivre ! N'importe comment, vivre, vivre ! Ça c'est une vérité ! Mon dieu, quelle vérité !

- Permettez jeune homme, ça vous est arrivé…hum…enfin, de demander de l'argent sans espoir ?
- Oui...mais comment ça sans espoir ?
- C'est-à-dire, sans espoir complètement, monsieur, en sachant à l'avance que ça ne donnera rien du tout. Parce que pourquoi, je vous le demande on vous en donnerait ? Par compassion ? Mais monsieur, la compassion, à l'époque où nous sommes, elle est même interdite par la science !
Alors, pourquoi, je vous demande, on donnerait ? Et donc, sachant d'avance qu'on ne donnera rien, vous, malgré tout, vous vous mettez en route et…

Dans un état de maladie, les rêves se distinguent souvent par une précision extraordinaire, une clarté, une ressemblance extrême avec la réalité. Le tableau qui se forme est parfois monstrueux mais le contexte et le processus même de la représentation restent si vraisemblables, et avec des détails si fins, si inattendus, mais si concordants du point de vue artistique avec tout le reste du tableau, que le rêveur serait incapable de les inventer en état de veille, fût-il même un artiste de l'acabit de Pouchkine ou de Tourguéniev. Ces rêves-là, ces rêves de maladie, on s'en souvient toujours longtemps et ils provoquent une impression toujours très forte sur l'organisme déjà ébranlé et énervé.